Berline de course ou télémobile ? Une histoire des visions futuristes de l’automobile

Auteur: Fabian Kröger. « Berline de course ou télémobile ? Une histoire des visions futuristes de l’automobile: Des tendances de fabrication à la fin du plaisir de conduire dans un trafic sans accident avec des auto-mobiles. » Publié en allemand dans Telepolis, 8 mars 2005.

Les « futurs contradictoires de l’automobile » ont récemment été au cœur d’un colloque au Musée régional de la technique et du travail de Mannheim. L’événement s’est penché, d’une part, sur les restructurations actuelles de la production automobile, d’autre part, sur les opportunités d’une utilisation alternative de l’automobile et, enfin, sur l’avenir des utopies automobiles. La conférence a eu lieu à l’occasion de l’exposition Lust am Auto au Musée régional de Mannheim, prolongée jusqu’au 1er mai 2005, qui explore avec passion et minutie les émotions liées à l’automobile. »

Production automobile fordiste – Continuité ou rupture ?

Dès le début de la conférence, le thème de la « motorisation fordiste » a ouvert un vaste débat. La question centrale était de savoir si le fordisme représente encore un modèle d’avenir pour l’industrie automobile mondialisée ou s’il est voué à disparaître.

Le sociologue industriel Gert Schmidt a critiqué les modes post- et néo-fordistes dans la théorie sociologique. Il a préféré parler de Varieties of Fordism plutôt que de post-fordisme. Selon lui, les nouvelles caractéristiques des structures de production actuelles doivent être analysées comme une évolution des principes fordistes existants. Après tout, la logique et l’organisation des usines restent fondamentalement fordistes.

Schmidt a également souligné que le fordisme n’était pas seulement un modèle de production, mais aussi une forme de vie culturelle. À travers des images aériennes d’échangeurs autoroutiers et de lotissements pavillonnaires de différentes époques, il a tenté de démontrer la continuité et la stabilité du mode de vie fordiste jusqu’à aujourd’hui. Du dadaïsme aux Cars d’Andy Warhol, tous les courants culturels ont cité la chaîne de montage comme un élément central de leur époque.

Crise du fordisme tayloriste – Le toyotisme comme nouveau modèle

Il est évident que la division du travail et la production à la chaîne sont restées des éléments centraux de l’industrie automobile. Cependant, certaines caractéristiques permettent d’identifier précisément les différences entre les usines automobiles modernes et les anciens modèles de production fordiste. Un bref regard sur l’histoire l’illustre bien :

Au milieu des années 1970, le constructeur japonais Toyota a introduit pour la première fois la lean production. Ce mode de production reprend certains principes du fordisme (chaîne de montage, cadence, standardisation, planification du travail), mais s’en distingue fondamentalement.

  1. Production Just-in-Time : Les pièces sont livrées et assemblées au bon moment et au bon endroit, éliminant ainsi les coûts de stockage.
  2. Travail en équipe : Ce modèle favorise le contrôle mutuel et l’auto-gestion des travailleurs, tout en renforçant leur participation.
  3. Amélioration continue (Kaizen) : Les employés sont impliqués dans l’optimisation constante du processus de production.
  4. Automatisation accrue : L’utilisation de machines intelligentes est généralisée.

Ce système de production japonais, appelé toyotisme, s’est imposé dans les années 1970 comme un nouveau modèle, remplaçant progressivement le fordisme en crise. Grâce à ses cycles de développement plus rapides, il est devenu une référence mondiale. Cette phase de transformation encore en cours est qualifiée de post-fordisme par la théorie de la régulation.

Retour du taylorisme ? La crise de l’industrie automobile

L’époque où un emploi dans l’industrie automobile était aussi sécurisé qu’un poste de fonctionnaire est révolue. Aujourd’hui, les 770.000 employés de l’industrie automobile allemande sont principalement issus des catégories de cadres et d’universitaires, tandis que les ouvriers aux compétences simples sont de plus en plus externalisés.

Cette évolution pose néanmoins un problème aux constructeurs, à savoir une baisse de la productivité du travail et une augmentation des coûts de coordination, comme l’a souligné Ulrich Jürgens du Wissenschaftszentrum Berlin (WZB). Selon lui, l’organisation du travail et de la production a été négligée au profit de l’organisation industrielle. De plus en plus d’entreprises du secteur automobile doutent de la capacité du modèle « post-fordiste » à résoudre efficacement leurs problèmes de productivité.

Le sociologue Christian Sandig, de l’université d’Erlangen, observe depuis le milieu des années 1990 une renaissance massive du taylorisme. Ce modèle d’organisation scientifique du travail, popularisé par Frederick Taylor, repose sur une division stricte des tâches : l’ouvrier est réduit à un geste répétitif et n’est pas censé réfléchir au processus de production. L’exécution et la planification sont totalement séparées, une approche immortalisée dans le film Les Temps modernes de Charlie Chaplin.

En pratique, de nombreuses entreprises réintroduisent aujourd’hui des standards rigides, notamment sur les chaînes de montage. Un exemple emblématique est l’usine d’assemblage de DaimlerChrysler à Rastatt, où la séparation entre la chaîne de production et les îlots de montage a été supprimée. Toutefois, puisque certains éléments du toyotisme, comme le travail en équipe et la participation des employés, sont maintenus, on ne peut pas parler d’un simple retour au taylorisme.

À ces restructurations s’ajoute un autre problème, selon Ulrich Jürgens : plusieurs entreprises, comme Fiat, se trouvent dans une situation difficile parce qu’elles ont privilégié les conseils des cabinets de consulting et poursuivi une stratégie axée sur le Shareholder Value. Ce concept vise à maximiser la valeur de l’entreprise pour les actionnaires en augmentant son cours boursier. Or, Jürgens met en garde contre l’influence croissante des études de conseil, fondées sur des bases de données opaques et contribuant à une dé-scientifisation du conseil en gestion, ce qui constitue un danger pour l’industrie automobile.

Mondialisation du modèle fordiste ?

Plus encore que le débat académique sur la classification des modèles de production actuels – entre une variante tardo-toyotiste du fordisme ou une version néo-tayloriste du post-fordisme –, la question cruciale est de savoir comment le fordisme, en tant que mode de production et de vie, se diffuse dans d’autres pays sous l’effet de la mondialisation néolibérale. À quoi ressemble la version chinoise du modèle fordiste américano-européen ?

Dans un pays à bas coûts comme la Chine, seuls dix pour cent de la population atteignent un niveau de consommation comparable à celui de l’Europe de l’Ouest. De plus, les protections sociales y sont largement absentes. C’est pourquoi cette évolution pourrait être qualifiée, selon Alain Lipietz, de fordisme sale (dirty Fordism), un modèle de production marqué par des conditions de travail précaires et une forte exploitation.

Toutefois, le professeur Willi Dietz, de l’Institut d’Économie Automobile (Institut für Automobilwirtschaft, IFA) de la Haute école de Nürtingen, souligne que, à long terme, une adoption des modèles de consommation occidentaux en Chine est prévisible. D’après l’IFA, le parc automobile mondial compte actuellement 650 millions de véhicules, et ce chiffre devrait atteindre 720 millions d’ici cinq ans.

Bien que Weert Canzler, du Wissenschaftszentrum Berlin, ait insisté sur le fait que le modèle de mobilité occidental n’est pas transposable à l’échelle mondiale, il apparaît que seules deux grandes forces pourraient freiner l’expansion du fordisme : le changement climatique et l’épuisement des ressources énergétiques.

Repenser l’automobile comme un bien collectif : une illusion ?

Dans les métropoles occidentales, le débat porte désormais sur les perspectives d’un automobilisme alternatif et sur de nouvelles formes d’usage du véhicule. La recherche en sciences sociales sur la mobilité s’accorde de plus en plus sur un constat : l’automobile n’est pas avant tout un moyen de transport, mais remplit principalement des fonctions secondaires.

« La requalification de l’automobile en bien collectif a peu de chances de réussir. C’est une machine de mobilité autonome, qui crée elle-même ses propres usages. »
– Weert Canzler

Entre 1999 et 2003, le Wissenschaftszentrum Berlin (WZB) a accompagné une expérience de terrain à grande échelle autour du modèle CashCar. L’idée était simple : lorsqu’un utilisateur rendait son véhicule en leasing, celui-ci était intégré à une flotte d’autopartage, et le conducteur recevait une compensation financière proportionnelle à l’usage du véhicule par d’autres.

L’objectif était d’inciter les automobilistes à valoriser l’usage collectif plutôt que la propriété individuelle. Plus un utilisateur prêtait son véhicule, plus il en tirait d’avantages financiers.

Cependant, cette transformation de la perception de l’automobile – d’un bien privé à un bien collectif – a échoué. Selon Canzler, le modèle nécessitait trop d’anticipation et de planification de la part des utilisateurs :

  1. Ils devaient organiser leurs besoins en mobilité à l’avance.
  2. Ils devaient rendre leur voiture à un moment donné.
  3. Ils devaient ensuite récupérer un autre véhicule, ce qui impliquait des efforts logistiques.

Finalement, le principe « utiliser sans réfléchir » l’a emporté sur « utiliser sans posséder ». Même les tentatives de carsharing « émotionnel », proposant la mise à disposition de voitures de sport sélectionnables, n’ont pas trouvé leur public. Conclusion de Canzler : il est pratiquement impossible de redéfinir l’automobile comme un bien partagé dans nos sociétés modernes.

Les statistiques d’immatriculation confirment cette tendance, illustrant ce que l’on pourrait appeler un « triomphe de la berline sportive ». En 1990, seul un véhicule sur sept pouvait rouler à 180-200 km/h. En 2003, c’était déjà un sur quatre. Parmi les nouvelles immatriculations, 60 % des véhicules dépassaient les 180 km/h.

Ainsi, plutôt que de devenir un bien collectif, l’automobile semble se radicaliser vers l’exclusivité et le luxe, suivant une logique proche du marché des yachts : des objets prestigieux, coûteux, mais peu utilisés. L’analogie avec le cheval, autrefois utilitaire et désormais relégué aux courses de trot, semble de plus en plus pertinente. Peut-être que, dans le futur, la voiture suivra le même destin, devenant un objet de loisir et de statut réservé à une élite ?

Histoire des visions futuristes de l’automobile

Les cultures se définissent autant par les pratiques de mémoire que par celles de planification, de prévision et d’anticipation. Le concept de futur ne désigne jamais seulement le temps à venir.

Au Moyen Âge, le terme allemand Zukunft possédait aussi une dimension religieuse. Le mot « zuokunft » signifiait à la fois « venue », « arrivée » et même « descente de Dieu ». Ainsi, lorsqu’on parle des « avenirs de l’automobile », une certaine attente d’épiphanie y est sous-jacente. Depuis toujours, les visions futuristes de l’automobile sont liées à un désir d’omnipotence et de mobilité absolue. Les voitures volantes et autres véhicules à coussin d’air témoignent de cette charge mystique.

Dans les années 1950, les utopies automobiles explosent en Europe, où l’automobile tente de rivaliser avec l’aviation, rappelle Kurt Möser, du Musée des Techniques et du Travail de Mannheim. Cela se reflète dans le design : de nombreuses voitures de l’époque cachent leurs passages de roues pour suggérer un effet de glisse inspiré du Jet Age. Les fantasmes aéronautiques étaient si puissants que des constructeurs comme Borgward projetaient même la création d’un hélicoptère populaire à trois places, le Kolibri. Mais dans les années 1970, la crise pétrolière et les débats écologiques marquent un tournant. Les utopies automobiles se recentrent sur la sécurité et l’aménagement intérieur plutôt que sur la vitesse ou le vol.

Les utopies ne sont pas faites pour être réalisées

Selon Kurt Möser et Gijs Mom de l’Université technique d’Eindhoven, le but des visions futuristes n’est pas leur réalisation concrète. Ces imaginaires servent à tester les potentiels techniques et esthétiques, qu’ils deviennent réalité ou non. Par exemple, si la voiture électrique a longtemps été une déception en tant que produit fini, elle a néanmoins permis d’introduire des innovations, comme des moteurs silencieux ou des pneus renforcés, qui ont été intégrés à la production classique.

À l’inverse, certaines technologies futuristes ont été conçues pour d’autres usages avant d’être adaptées à l’automobile. Möser rappelle que la suspension hydropneumatique de la Citroën DS (1955) était d’abord destinée à stabiliser des canons militaires. De même, la voiture amphibie Amphicar trouve son origine dans les véhicules développés pour l’armée.

Le positivisme technologique de DaimlerChrysler

Bernd Pletschen, directeur du département des concepts automobiles chez DaimlerChrysler, a présenté une utopie contemporaine. Sous le titre un peu laborieux d’« Innovation et fascination », il a présenté les nombreux systèmes d’assistance électroniques qui devraient à l’avenir épargner à l’automobiliste toute situation critique. L’objectif est de parvenir à une circulation sans accident grâce à une utilisation massive de l’électronique. Il faut également s’attendre à une inflation de nouvelles fonctions de confort.

Pour pouvoir rouler en cabriolet même en hiver, on a développé l’Airscarf, qui souffle de l’air chaud dans la nuque. En outre, des études menées par DaimlerChrysler ont révélé que le cuir synthétique était plus agréable au toucher que le cuir véritable. Mais comme les clients veulent des matériaux de qualité dans leurs véhicules, des recherches sont en cours pour savoir comment modifier le cuir véritable afin qu’il soit aussi agréable au toucher que le cuir synthétique. L’artificiel étant devenu plus naturel que la nature elle-même, il faut donc rendre la nature encore plus naturelle en l’artificiant.

En outre, la détactilisation des interfaces utilisateur progresse : lorsque les doigts s’approchent d’un « commutateur de proximité capacitif », un écran se lève automatiquement, qui est en outre entièrement configurable individuellement. On peut ainsi décider si l’on veut que le compteur de vitesse soit au milieu ou sur le côté. Tout cela vise à pouvoir déplacer une voiture uniquement par la pensée. En attendant, Mercedes ajoute à la voiture du futur des pédales d’accélérateur sensibles à la force, qui ne se bougent plus mécaniquement, mais dont les capteurs mesurent la pression du pied. On voit ici la tendance à transformer toute surface matérielle possible en logiciel numériquement programmable. La devise d’Henry Ford : « L’acheteur peut avoir n’importe quelle couleur, pourvu qu’elle soit noire » est radicalisée sous une forme inversée : A l’avenir, l’acheteur devra non seulement choisir la couleur de la peinture et des sièges de sa voiture, mais aussi la programmer lui-même.

De l’automobile à la télé-mobilité

Ce n’est que timidement que le congrès de Mannheim a abordé le conflit fondamental vers lequel la promesse « automobile » se dirige à l’avenir face aux systèmes d’assistance électroniques : aujourd’hui, la tendance est à l’automatisation de la conduite et de la participation au trafic lui-même.

Dès l’ouverture de la première autoroute aux Pays-Bas en 1938, les concepts du chemin de fer ont servi de modèle, a expliqué Gijs Mom de l’université technique d’Eindhoven. L’autoroute aurait offert une meilleure contrôlabilité pour maîtriser un trafic jugé anarchique. Cette tendance s’accentue aujourd’hui, car les fantasmes ferroviaires s’imposent désormais totalement : avec l’installation d’avertisseurs électroniques de distance et d’avertisseurs de franchissement de ligne, des vitesses maximales régulées et le freinage automatique d’urgence, la promesse de l’automobile autogérée est abandonnée et remplacée par le télévéhicule télécommandé.

La mythologie de l’automobile se heurte à l’utopie d’une circulation sans accident. Avec son slogan « The pleasure of safe driving », DaimlerChrysler a déjà intuitivement saisi le problème de son utopie de la sécurité : Ce qui est amusant dans une voiture, c’est le risque. Un véhicule totalement résistant aux accidents est donc parfaitement ennuyeux. L’absence de contrôle social lors de la conduite autonome fait tout l’attrait de l’automobile. C’est pourquoi les développeurs veillent encore à ce que les technologies sensibles – comme l’ESP, qui empêche le véhicule de déraper – puissent être désactivées si nécessaire.

La question se pose toutefois de savoir combien de temps les fonctions électroniques plus ou moins utiles pourront encore être réglées par le conducteur. Toutefois, certaines technologies peuvent aussi être activées à contre-courant : Ainsi, certains commutateurs qui effectuent chaque jour le même trajet utilisent le système de navigation pour se divertir. Le refus total de l’équipement télématique n’est pratiqué de manière ludique que dans le milieu des voitures anciennes.

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